Skip to main content

Accueil

L’éducation populaire selon CINEFOL 31

En avril 1792, Condorcet remet un rapport intitulé L’Organisation générale de l’instruction publique. On peut notamment y lire : tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commandes seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient. Celle des maîtres et celle des esclaves. Il proposera une instruction en deux temps : 1) l’éducation de l’école primaire 2) L’éducation tout au long de la vie.

Depuis sa création, CINEFOL 31 s’applique à relayer la seconde proposition de Condorcet au service de « L’éducation tout au long de la vie » plus précisément une Education Populaire qui consiste à mettre en œuvre tout ce qui peut l’être pour tenter d’expliquer le récit dans lequel nous sommes et de faire émerger un esprit critique propre à chaque individu. Autrement dit, et sans vouloir donner une définition de l’éducation populaire, ce qui est probablement une chose vaine, l’Education Populaire est pour nous une éducation politique en vue d’un monde meilleur où chacun pourra penser et par conséquent faire jaillir du nouveau, où chacun pourra produire de l’information, en recevoir, en stocker et en traiter.
C’est ainsi que nous concevons la mission du réseau de CINEFOL 31 et de la salle du Cratère, en particulier, dont il nous semble nécessaire de préciser l’histoire.
En 1964, le Cratère était une annexe de la bibliothèque municipale qui ouvrait une après-midi par semaine, c’était aussi une cantine scolaire. Il y avait deux grandes pièces, un local de la Croix Rouge qui faisait des goûters pour les personnes âgées, les douches municipales, la crèche au premier étage et la soupe populaire où les clochards et autres personnes démunies venaient se ravitailler.
Le peintre Michel Batlle a commencé à utiliser cette annexe de la bibliothèque alors que la cantine fonctionnait toujours. Petit à petit personne ne venant plus chercher des livres, il s’est approprié ce local municipal pour en faire son atelier qui est devenu le lieu undergaronne de Toulouse pour ce qui est de la culture avant-gardiste en cette deuxième partie des années 60.
Concerts de rocks dans l’esprit de ce que le Velvet a fait et aussi les premiers concerts de musique électroacoustique.
Il a invité le « Collège de Pataphysique », le « lettrisme », les poètes, Simon Brest, Puel, Saguet, Heurtebise ou Serge Pey qui fit ses premières lectures et Vicente Pradal sa première apparition flamenca, « Le cornet à dés » sa première représentation théâtrale.
En mai 68 les anarchistes venaient tirer leurs tracts, ainsi que ceux qui allaient créer «Action directe». Mais ce lieu restait avant tout un atelier de peinture.
Vers 1972 la Mairie lui a demandé ce qu’il faisait là, car il y était chauffé et éclairé au frais de la Princesse. C’est à ce moment qu’il a contacté son ami Michel Dédebat de la Fédération des Œuvres Laïques, un féru de cinéma, qui faisait des projections dans tout le département dans le cadre de l’UFOLEIS et qui prit le relais.
Le nom qu’il avait donné à ce lieu mi-personnel mi-public a été conservé : Le Cratère. Le Cratère parce que son père, réfugié de la guerre d’Espagne, venait de la ville d’Olot en Catalogne qui est un des grands sites européens où se trouvent une quarantaine de volcans éteints.
Mais aussi le Cratère car, pour nous, son histoire est aussi celui d’un creuset, d’un foyer, d’un lieu de mélange et de fusion, tout un génotype d’où a émergé l’esprit qui caractérise bien notre Cratère.
C’est pour ces raisons que nous voulons penser notre Cratère comme une bouche éruptive qui ne se retient pas.
Notre Cratère comme lieu des écarts de réception, d’arrachement, d’engagement.
Notre Cratère comme lieu de rendez-vous de ceux qui ont le courage de se tromper, le courage de témoigner et de protester, au croisement de films choisis sans hiérarchie, et par conséquent jusqu’à ceux qui exhalent un parfum de scandale et, à ce titre, réclament un débat en priorité.
En tout cas, nous ne savons pas si le cinéma nous rend meilleurs, comme le suppose Stanley Cavell, mais ce que nous savons par expérience soutenue, c’est qu’il offre de partager ce que seul le film a la faculté de découvrir ou de révéler.
Edgar Morin l’a dit à sa façon,  Par derrière l’aimable comédie marseillaise, je ressentis dans le film Marius une tragédie à l’antique exprimant le mythe de mon destin.
Et Jean-Paul Sartre autrement, lorsque nous nous en sommes rendus compte c’était trop tard, le cinéma était devenu notre principal besoin.

Alors, un cinéma maintenu en activité, surtout dans des communes sans moyens propres pour y parvenir, est un geste politique majeur pour une meilleure santé de la cité. C’est une résistance et un bonheur car le but du cinéma n’est pas de nous soustraire à la vie, mais à la mort, de nous ouvrir grand les yeux et les oreilles sur le monde et ses problèmes par l’intermédiaire de personnages beaux, parlants, pensants, désirants, au cœur de situations qui font souvent écho à notre existence dans des films qui contribuent à l’affermissement du ciment social. Tout le contraire de la consommation de masse et de la culture de masse.
Et puis, n’oublions pas que tout enrichissement de la création, de la diffusion et de la formation cinématographique est un renforcement de la défense nationale, comme aimait me le rappeler Robert Cravenne, le Monsieur Cinéma nommé à la Libération par le Général De Gaulle.

CINEFOL 31 avance sur ce chemin particulier d’éducation populaire (avec un réseau de 32 salles homologuées ou non et un public de 90 000 spectateurs, ce qui n’est pas mal compte tenu des zones où nous intervenons et de l’extrême diversité des attentes) avec aujourd’hui une équipe intelligente, soucieuse de ne rien lâcher et la contribution de nombreux bénévoles qui se livrent corps et âme à la passion du cinéma pour élargir et non rétrécir les horizons de la pensée. Ils sont les activateurs d’une éducation populaire dont la nécessité s’impose de plus en plus dans cette période où s’estompent les repères. Ils sont ceux qui donnent sans compter, dans un geste qui ne demande rien en retour ; ils cherchent à transmettre leur amour et surtout leur intuition que le cinéma est non seulement une mémoire, une pensée, mais aussi le retour du souffle tragique où l’impossible est toujours possible. Ils sont un peu les sentinelles de la liberté de jouer, de jouir, de penser et de vivre en cinéma. Leur choix n’a pas de prix.

Alors, qu’est-ce qui nous arrive aujourd’hui ? Quels sont les démons qui troublent notre présent ?
Sommes-nous encore des acteurs philosophiques et politiques en cinéma tout en devenant de plus en plus des acteurs économiques ?
Et le malaise qui impose cette question ne nous a-t-il pas déjà conduits sur la voie de la décomposition ?
D’après Marcel Gauchet, C’est à une véritable intériorisation du modèle du marché que nous sommes en train d’assister, un événement aux conséquences anthropologiques incalculables, que l’on commence à peine à entrevoir.
Il ne faut pas se voiler la face, nous vivons un développement du marché fondé sur une marchandise de moins en moins soucieuse de la rémunération du travail, et par conséquent un fait qui rend de plus en plus difficile de vivre ensemble.
Or, Je    an-Paul Sartre l’a clairement précisé, quel que soit le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, nous sommes libres de le briser. Et si nous ne le brisons pas, c’est encore librement que nous y restons. De sorte que nous vivons librement en enfer. Une liberté de choisir qui a du poids et qui donne la mesure des engagements.
Plus précisément, nous sommes soucieux d’un humus humain composé de valeurs comme la liberté, l’égalité, la fraternité qui nous ont rassemblés et auxquelles nous croyons encore pour contribuer à l’avènement des jours heureux pour tous. Et puis, Pour faire société, une formule que nous connaissons bien, il est aussi urgent de rappeler qu’il faut tendre la main, dialoguer, aller voir et accueillir, écouter, tenter de comprendre les transformations du monde et d’en parler avec les gestes de la politesse et du respect, avec le souci du service public contre le slogan réactionnaire de l’Etat providence qui n’est en réalité que l’Etat au service du public, celui de la redistribution des richesses. Cette guerre des mots relève de la fluctuation d’un rapport de force qui ne glisse pas en faveur de l’humanisme que nous défendons et qui nous a conduit en très peu de temps à effacer de notre vocabulaire « l’exploité » qui est le fruit d’un processus d’exploitation au profit du « défavorisé » qui relèverait plus de l’idée que le destin ne l’a pas bien servi (Il est utile de lire et de relire le livre de Clément Rosset Le choix des mots).

C’est pour ça que nous œuvrons avec CINEFOL 31, contre l’entreprise de décomposition qui nous guette, pour défendre, partager et transmettre nos valeurs par le choix de pratiques à la qualité mesurable et non pas de pratiques à la quantité ingérable où s’épuise et se dissout notre credo. Nous ne sommes pas  comme la grenouille de la fable et nous ne désirons pas exploser pour le profit ; le seul gain qui nous intéresse est celui qui profite à l’émancipation du citoyen.
Nous n’ignorons pas pour autant que nos actions engendrent des dépenses et des recettes qui m’imposent d’être aussi un acteur économique, mais un acteur économique qui doit tout faire pour que cette nécessité n’entraîne pas la faillite de notre credo et qui doit se demander jusqu’où aller ou ne pas aller ? Comment éviter le seuil où le politico-philosophique viendrait à s’effacer devant l’économique ?
Certains pratiquent et célèbrent l’économie sociale et solidaire, certes, mais la profitabilité ne risque-t-elle pas de prendre le pas sur les objectifs éducatifs ?

C’est un fait, nous vivons le présent d’une consommation-consumation récurrente, avide de quantité où la pulsion du besoin a largement remplacé celle du désir, où le culte de l’immédiat ne produit plus de passé ni d’avenir.
Pourtant, nous pouvons vous le dire, car nous le connaissons bien, le cinéma n’est pas regardant, il a seulement besoin de sagesse et de fermeté contre toutes les formes d’inhumanité ; il a besoin de liberté, de finesse et de dignité ; il a besoin d’amis qui ne sont pas de simples relations d’affaires ; il facilite la jonction entre la vie sociale et la vie sensible ; en un mot, il est un art de vivre, il est aussi un art de transmettre et d’interroger les mouvements de la société et, par conséquent, ceux qui agitent le monde du travail, de l’art, des sciences et des techniques, des sports, de la philosophie et de la politique. Il est un des activateurs de l’Education Populaire, puisqu’il est capable de mettre en valeur les capacités de chacun à confronter ses idées, à partager une vie de groupe, à s’exprimer en public, à écouter comme nous tentons de le faire avec les Conversations de l’ENSAV au Cratère et les rencontres mensuelles autour des enjeux du documentaire.
De sorte que, pour nous, l’éducation populaire est une entreprise de politisation : c’est-à-dire d’interrogations, de remises en question et d’invention sans relâche.

Alors, pour ne pas être les fondés de pouvoir du marché, il ne faudra pas oublier notre projet, comme il ne faut jamais oublier la part des uns et des autres dans le progrès social, car l’oubli venu par torpeur, par lassitude, par timidité ou par crainte peut s’installer rapidement. Et lorsque l’oubli s’installe, l’oubli de ceux qui nous ont fondés, de ceux qui ont proposé des repères et les principes de la mutualisation, la clameur d’une autre vague grandit, celle de l’ignorance, du chacun pour soi et de l’abandon du peuple.
Il nous faudra du courage, le courage compris comme une vertu d’endurance afin que l’éducation populaire ne vienne pas à manquer.
Et si le poète, selon Paul Claudel, est celui qui parle à la place de tout ce qui se tait autour de lui, alors nous avons choisi d’être des poètes laïques pour agir au développement des œuvres laïques sans lesquelles nous pourrions manquer d’air bientôt.

Guy Chapouillié
Président de CINEFOL 31