L’Europe est à bout
Film de Conversation du Mardi 22 janvier 2013 : Ta... -

D’emblée, je me trouve embarqué dans une image d’Epinal d’explorateur ou de colonisateur, ça dépend du regard et de l’époque, où un blanc est porté par des noirs et suivi d’une longue file de porteurs, le tout marqué par une pointe d’ironie qu’une voix, venue du plus profond de l’Histoire, confirme sans détour. Ça prend le chemin d’un renversement radical des codes, avec une étrange et récurrente référence au film Les neiges du Kilimandjaro.
L’ignorance du blanc, plutôt fuyard que découvreur, lui sera fatale ; il sera mangé par un crocodile. Alors, les africains font la fête ou, selon le regard ou l’époque, entrent dans une danse rituelle de deuil qui peut tout aussi bien célébrer les forces salutaires de la nature. En réalité, je suis bien dans une moquerie grinçante de la vanité de l’homme du nord. Ainsi, le ton est donné d’un film où la colonisation sera le centre de gravité sur lequel pivotera le destin de trois femmes. En outre, le choix du noir et blanc ainsi que le format carré du cadre nous rappellent le cinéma des commencements où le corps était moins contraint, pas encore tassé par l’image aplatît des grands espaces américains. C’est le cinéma envisagé comme recueil de mémoire ou activateur de mémoire, avec le titre Tabou qui renvoie directement au film de Flaherty et de Murnau où un jeune pêcheur de perles, Matahi, et une merveilleuse jeune fille, Reri, sont amoureux. Mais Reri qui est choisie comme prêtresse sacrée doit rester vierge et le sorcier la déclare tabou. Une référence qui insiste car les deux films se découpent en deux parties, Le paradis et le Paradis perdu pour Murnau ; la fin d’une puissance coloniale et le Paradis infernal des colons Portugais en Afrique pour Miguel Gomes. C’est tout simplement l’opposition entre le bout de la vie de trois femmes (crépuscule) une sorte de sainte trinité et celui d’une infraction sexuelle (Tabou) dans le paradis infernal de la colonisation où Aurora, femme désirante, tranche dans les conventions ordinaires de la fidélité. Cependant, pour elle, l’aurore ne fut qu’un cruel crépuscule né sur l’écueil du Tabou.

Pilar laisse le peintre dans la rue et disparaît dans la nuit, engloutie par le monde endormi qu’elle n’a nullement envie de réveiller. Pilar est une figure mélancolique, souvent le corps penché, le regard absent ou plongé dans le cimetière de ses refus ; elle pleure en entendant la chanson du film qui lui rappelle sa jeunesse et comble le manque, compense la pauvreté des expériences et anime une vie jusque là demeurée amorphe et irrespirable.

Le langage est en péril, il y a peu de paroles au rythme de plans fixes qui s’étirent en résonance avec les souvenirs muets. C’est le triomphe de la lenteur où s’abîme un monde dans l’indifférence générale aux sons d’une mémoire de jeunesse perdue.
C’est bien le vertige d’une force centripète qui réduit le monde à trois, Pilar, la brune portugaise de l’ombre, se consume sans avoir consommé, sinon sa tarte aux carottes, Santa, femme de compagnie demeure une esclave noire toujours soumise aux ordres du Nord et Aurora la capricieuse qui existe engluée dans le trauma d’un désir frustré, victime du tabou.
C’est le dépérissement d’Aurora qui précipite l’avènement de la deuxième partie, ou nous découvrons son aventure amoureuse, tragique, puisque son jeune amant sera tué. Son masque capricieux ne cachait pas la décomposition du vivant, mais plutôt sa lutte pour vivre, rien que vivre sa passion, rien que vivre sa chair. C’est comme une comédie musicale au rythme des Ramones, une comédie sentimentale qui finit mal pour l’homme qu’elle aime et que la folie du mari abattra. Avec le sel d’une ironie grinçante, cette tragi-comédie se déroule sous le regard des africains spectateurs du paradis infernal des blancs. L’alternance des scènes entre les africains au travail et les colons repus, au repos, éclaire sans détour le schéma d’un rapport de production, d’une accumulation primitive du capital.

Dans cette période coloniale, seule Aurora aura vécu une tentative d’arrachement dont le récit précis comporte des accents irréductibles du vécu qui fondent le centre de gravité du film et captent l’attention inquiète des deux autres femmes. Un récit qui rend compte du passé colonial peu glorieux du Portugal, jugé ici avec un rare cynisme.
C’est aussi une déclaration d’amour au cinéma, de son rôle, de ses possibilités à l’infini d’ouvrir les âmes et les cœurs comme ces images de la caméra muette, un peu floues, avec des rayures où semble gravée l’authentique jouissance du moment que procurent la dureté de la roche et la fraîcheur de la cascade. Fébrilité familiale des cadres qui traduit le partage intime d’un moment d’émotion.
C’est la fête de l’image audiovisuelle où l’image-image enfle et désenfle suivant les variations sonores. Chaque moindre épaisseur est parfois un silence éloquent à l’origine d’une tension qui dilate le temps et qui favorise une écoute plus fertile ; c’est un cinéma d’auscultation profonde où le vent et les insectes ont autant leur place que les nuages du ciel où se dessine les contours d’une paranoïa critique qui nous invite à regarder autrement et ne pas se contenter de la surface des choses, fut-elle brillante, surtout lorsqu’elle l’est.
Ici, rien n’est tabou, surtout pas l’infini des formes autonomes calibrées en fonction du rapport à l’Histoire, surtout pas l’infini des réserves à l’égard des formes dominantes ; c’est un film qui dit clairement que la connaissance est le seul horizon du cinéma et que pour en faire il ne faut pas en sortir. C’est un intervalle de clarté où la décolonisation n’est pas pour autant l’émancipation des femmes.
Guy Chapouillié