Une perfusion de paroles
Film de Conversation de l’ESAV au Cratère du mercredi 22 mai 2013 : Syngué sabour - Pierre de patience de Atiq Rahimi
Le générique défile et personne ne se lève pour sortir de la salle. Dans la lumière revenue, ils sont tous là, silencieux comme des être impuissants, tétanisés par un film où la violence faite aux femmes est plus vraie que vraie.
Nous sommes quelque part en Afghanistan, sur la ligne de front où progressent et reculent à tour de rôle des combattants indéfinissables. C’est une guerre civile, peut-être religieuse, une guerre sans nom, une guerre sans limites où plus personne ne sait qui est contre qui.. Pour un mot déplacé, une insulte qui touche à la famille ou à la virilité, un héros de guerre est abattu d’une balle dans la nuque et gît dans le coma. Une folie meurtrière embrase ce morceau de pays où les coups pleuvent à tout moment, venus de partout. Là, au cœur de cet embrasement, une jeune femme très belle, comme une Vénus d’Orient, reste auprès de son mari qui ne donne plus signe de vie. Tout autour règne le culte de la virilité par la guerre, les hommes font la guerre pour ne pas faire l’amour, ils sont dans une dépense bestiale, prisonniers de conventions dont les raisons se perdent dans la nuit des temps. Le viol, l’éviscération sèment la terreur et la voisine devient folle devant les cadavres des hommes de sa famille pendus à l’arbre de la cour de sa maison. Sa tête explose devant le tableau sanglant d’une sauvagerie sans limite. La ligne de front est devenue celle de la folie, un non-lieu de la monstruosité ordinaire où la démence tient lieu de pensée et où la religion de fait complice de crimes contre l’humanité perpétrés par des hommesdeguerre qui passent leur temps à nier les richesses de la vie que sont les femmes et les enfants. D’ailleurs, le combattant dans le coma fut un mari à la fois absent et violent.
C’est dans ce moment de l’histoire et dans cet enfer sans issue que la jeune femme décide de rester avec son mari, après avoir installé ses deux enfants à l'autre bout de la ville, dans une maison close tenue par sa tante. Dans les rues, elle circule sans visage, sous une burqa dorée qui lui donne l’allure d’une fée intouchable, étrangement soutenue par un appel à la prière qui rappelle que la femme du prophète raisonna le prophète lui-même. Cet appel contribue à faire du film un entre-deux où se croisent et fusionnent réalisme et fantastique en un réalisme intégral qui va profond, jusqu’à proposer une autre lecture du Coran.
Soumis à un bombardement soutenu, l’appartement est ouvert aux quatre vents jusqu’à devenir le lieu d’une singulière lumière qui dessine une étrange clarté audiovisuelle où se distinguent et s’harmonisent les couleur des tapis, des coussins, des vêtements de la femme avec l’empreinte profondément charnelle de sa voix qui articule clairement la mise à plat d’une expérience de vie douloureuse, mais de combat.
Elle parle, du bout des lèvres, à son mari gisant, comme pour une confession ou une confidence, dans l’espace intime du contact, du souffle et des soins. Il y a comme de l’acharnement à le ramener à la vie, peut-être pour qu’il entende ce qu’elle peut enfin lui dire et lui donner une autre chance. Dévoilée, son visage est de plus en plus lumineux, son esprit de plus en plus émancipé, gros d’amour et de désirs. C’est l’aveu d’une femme désirante qui libère sa conscience et son corps dans un flot de paroles au croisement de la beauté et de la souffrance. Rien de sa douleur ne semble marquer le corps, mais les mots et les phrases témoignent des blessures profondes, ils sortent de la bouche comme une lente coulée de larmes et de sang.
La menace peut roder, cela ne l’empêche pas de parler et de parler encore. Dans cet exercice paradoxal de retour à la vie, elle résiste même aux sollicitations du Mollah qu’elle repousse sans cesse, allant jusqu’à invoquer son impureté. Elle le voit par la lucarne en forme de meurtrière et lui ne voit rien, surtout pas les yeux, même par la fente d’une porte qui n’enferme plus, mais protège la femme.
Deux combattants entrent pourtant par effraction, tombés du ciel noir. Le chef insulte et frappe cette femme qu’il traite de putain, alors que le plus jeune qui bégaye, reviendra plus tard pour tenter de la forcer à faire l'amour avec lui. Elle se joue du viol de ce jeune, qui bégaye par tous les bouts ; une fluence verbale dégradée qui vient peut-être d’un trauma profond, collectif, que les effets de la guerre, la peur, la gêne, l’excitation, la nervosité amplifient à chaque instant. Elle a de la compassion et, comme elle sait ce que donner la vie veut dire, elle a des gestes d’affection, d’éducation sexuelle même, pour que ce jeune combattant apprenne que faire l’amour est une question de partage.
L’inventaire est universel, car il se passe dans l’espace intime de cette femme, ce qui se passe partout, une violence extrême faite aux femmes.
Mais ici, contre toute attente, elle vide son sac jusqu’aux désirs les plus secrets, jusqu’aux manœuvres les plus extrêmes pour sauver sa peau et l’honneur de la famille. Elle perfuse de paroles et d’eau sucrée-salée le corps inerte de son mari, car il faut qu’il entende jusqu’à plus soif ce que son aveuglement de mâle a fait endurer à sa femme. Le titre désigne bien le centre de gravité du film, car l’homme est transformé en une pierre de patience, syngué sabour qui, selon une légende persane, serait une pierre magique sur laquelle on souffle tous ses malheurs, ses secrets, jusqu’à ce qu’elle explose.
Et le mari explose. Rien ne lui aura manqué des souffrances, mais surtout des choix extrêmes d’une vivante sous le voile, d’une vivante qui n’a pas vu le jour le jour de son mariage, car y a d’abord eu le modèle du père, amateur de combats de cailles, des oiseaux dont il était follement amoureux au point de vendre au jeu sa fille aînée et d’imposer à la famille une vie figée, sans amour, sans honneur, toute aimantée par la volonté simple et violente de l’homme. Et puis, il y a l’angoisse de la stérilité, la peur de ne pas faire d’enfant, puisque seuls les enfants garantissent son appartenance à la famille et sa reconnaissance. Alors, pour en avoir, et grâce à la complicité de la tante, elle rencontrera dans le noir des hommes fertiles dont elle aura deux enfants. C’est le moment où ça bouge beaucoup plus dedans que dehors, car la nouvelle provoque la secousse attendue qui rend au corps du gisant ses capacités de comprendre, de comprendre qu’il n’est tout simplement qu’une chair stérile, qu’il n’a aucun pouvoir de donner la vie. Alors il entreprend, dans un coma éveillé, avec la lenteur d’un corps engourdi, d’étrangler son épouse pour anéantir ce souffle de vie qui s’est joué de lui. La sortie de son sommeil profond vient comme une invitation à toute cette société endormie depuis longtemps, figé dans un dogme d’un autre temps, d’en sortir aussi, non pas pour tuer, mais pour suivre la femme. Celle qui n’a d’autre alternative que de poignarder cet homme qui n’est que le rouage froid d’un système qui banalise le mal fait à toutes les femmes. Cet homme est victime alors d’une vérité qui réveille et qui tue, celle de la liberté des femmes à choisir par elles-mêmes ; celle qui nous rappelle qu’un homme libre, c’est celui que personne ne sert.
La pierre a éclaté, mais c’est surtout la parole retrouvée qui agit comme une déferlante, car si la femme parle à son mari dans le coma, elle se parle surtout à elle-même, enfin libre de penser et de le faire savoir, ce qui donne au film une lumière incandescente qui m’a rechargé. J’ai eu même l’impression que le personnage s’effaçait pour laisser la place à la protestation d’une comédienne, splendide, porte parole des femmes de tous les pays, déclamé du bout des lèvres, avec rage et une certaine volupté. Une parole soutenue par la montée en couleur de l’enclos qui atteint le sommet du rouge aux lèvres surgissant comme un feu qui couvait, mais aussi comme une blessure à jamais ouverte pour se souvenir. C’est l’accent coloré de l’émancipation aux lèvres, du rouge aux bords de la parole.
J’ai vécu avec elle, j’ai respiré le souffle de sa confession, j’ai senti le parfum de sa détermination, même lorsque j’ai pensé que sa volonté de ramener le mari à la vie était peut-être pour se protéger des autres et ne pas devenir une simple proie.
Certains disent qu’il y a des longueurs, que le rouge aux lèvres s’étend un peu trop, que le livre écrit par le réalisateur lui-même est plus dense, plus sombre. Peut-être ? Chacun a ses raisons. Mais ce film, tragique et émouvant, diffuse la lumineuse pensée d’une personne-personnage aux portes de la grâce qui me confond. C’est vrai, en parlant, elle fait défiler sa vraie vie, celle vécue sous le voile, enfin dévoilée, qu’elle a intensément vécue. Et cette vie révélée m’a progressivement rappelé la mienne, celle qui s’agite en moi, pleine de questions non réglées. C’est une forme d’invitation à faire le vide en moi pour écouter et regarder autrement les autres, ne pas les juger, mais tenter de les comprendre.
Guy Chapouillié
28 juin 2013
Séances
Vous pouvez réserver votre place au tarif unique de 7,20€ en cliquant sur le lien de la séance.
Le générique défile et personne ne se lève pour sortir de la salle. Dans la lumière revenue, ils sont tous là, silencieux comme des être impuissants, tétanisés par un film où la violence faite aux femmes est plus vraie que vraie.
Nous sommes quelque part en Afghanistan, sur la ligne de front où progressent et reculent à tour de rôle des combattants indéfinissables. C’est une guerre civile, peut-être religieuse, une guerre sans nom, une guerre sans limites où plus personne ne sait qui est contre qui.. Pour un mot déplacé, une insulte qui touche à la famille ou à la virilité, un héros de guerre est abattu d’une balle dans la nuque et gît dans le coma. Une folie meurtrière embrase ce morceau de pays où les coups pleuvent à tout moment, venus de partout. Là, au cœur de cet embrasement, une jeune femme très belle, comme une Vénus d’Orient, reste auprès de son mari qui ne donne plus signe de vie. Tout autour règne le culte de la virilité par la guerre, les hommes font la guerre pour ne pas faire l’amour, ils sont dans une dépense bestiale, prisonniers de conventions dont les raisons se perdent dans la nuit des temps. Le viol, l’éviscération sèment la terreur et la voisine devient folle devant les cadavres des hommes de sa famille pendus à l’arbre de la cour de sa maison. Sa tête explose devant le tableau sanglant d’une sauvagerie sans limite. La ligne de front est devenue celle de la folie, un non-lieu de la monstruosité ordinaire où la démence tient lieu de pensée et où la religion de fait complice de crimes contre l’humanité perpétrés par des hommesdeguerre qui passent leur temps à nier les richesses de la vie que sont les femmes et les enfants. D’ailleurs, le combattant dans le coma fut un mari à la fois absent et violent.
C’est dans ce moment de l’histoire et dans cet enfer sans issue que la jeune femme décide de rester avec son mari, après avoir installé ses deux enfants à l'autre bout de la ville, dans une maison close tenue par sa tante. Dans les rues, elle circule sans visage, sous une burqa dorée qui lui donne l’allure d’une fée intouchable, étrangement soutenue par un appel à la prière qui rappelle que la femme du prophète raisonna le prophète lui-même. Cet appel contribue à faire du film un entre-deux où se croisent et fusionnent réalisme et fantastique en un réalisme intégral qui va profond, jusqu’à proposer une autre lecture du Coran.
Soumis à un bombardement soutenu, l’appartement est ouvert aux quatre vents jusqu’à devenir le lieu d’une singulière lumière qui dessine une étrange clarté audiovisuelle où se distinguent et s’harmonisent les couleur des tapis, des coussins, des vêtements de la femme avec l’empreinte profondément charnelle de sa voix qui articule clairement la mise à plat d’une expérience de vie douloureuse, mais de combat.
Elle parle, du bout des lèvres, à son mari gisant, comme pour une confession ou une confidence, dans l’espace intime du contact, du souffle et des soins. Il y a comme de l’acharnement à le ramener à la vie, peut-être pour qu’il entende ce qu’elle peut enfin lui dire et lui donner une autre chance. Dévoilée, son visage est de plus en plus lumineux, son esprit de plus en plus émancipé, gros d’amour et de désirs. C’est l’aveu d’une femme désirante qui libère sa conscience et son corps dans un flot de paroles au croisement de la beauté et de la souffrance. Rien de sa douleur ne semble marquer le corps, mais les mots et les phrases témoignent des blessures profondes, ils sortent de la bouche comme une lente coulée de larmes et de sang.
La menace peut roder, cela ne l’empêche pas de parler et de parler encore. Dans cet exercice paradoxal de retour à la vie, elle résiste même aux sollicitations du Mollah qu’elle repousse sans cesse, allant jusqu’à invoquer son impureté. Elle le voit par la lucarne en forme de meurtrière et lui ne voit rien, surtout pas les yeux, même par la fente d’une porte qui n’enferme plus, mais protège la femme.
Deux combattants entrent pourtant par effraction, tombés du ciel noir. Le chef insulte et frappe cette femme qu’il traite de putain, alors que le plus jeune qui bégaye, reviendra plus tard pour tenter de la forcer à faire l'amour avec lui. Elle se joue du viol de ce jeune, qui bégaye par tous les bouts ; une fluence verbale dégradée qui vient peut-être d’un trauma profond, collectif, que les effets de la guerre, la peur, la gêne, l’excitation, la nervosité amplifient à chaque instant. Elle a de la compassion et, comme elle sait ce que donner la vie veut dire, elle a des gestes d’affection, d’éducation sexuelle même, pour que ce jeune combattant apprenne que faire l’amour est une question de partage.
L’inventaire est universel, car il se passe dans l’espace intime de cette femme, ce qui se passe partout, une violence extrême faite aux femmes.
Mais ici, contre toute attente, elle vide son sac jusqu’aux désirs les plus secrets, jusqu’aux manœuvres les plus extrêmes pour sauver sa peau et l’honneur de la famille. Elle perfuse de paroles et d’eau sucrée-salée le corps inerte de son mari, car il faut qu’il entende jusqu’à plus soif ce que son aveuglement de mâle a fait endurer à sa femme. Le titre désigne bien le centre de gravité du film, car l’homme est transformé en une pierre de patience, syngué sabour qui, selon une légende persane, serait une pierre magique sur laquelle on souffle tous ses malheurs, ses secrets, jusqu’à ce qu’elle explose.
Et le mari explose. Rien ne lui aura manqué des souffrances, mais surtout des choix extrêmes d’une vivante sous le voile, d’une vivante qui n’a pas vu le jour le jour de son mariage, car y a d’abord eu le modèle du père, amateur de combats de cailles, des oiseaux dont il était follement amoureux au point de vendre au jeu sa fille aînée et d’imposer à la famille une vie figée, sans amour, sans honneur, toute aimantée par la volonté simple et violente de l’homme. Et puis, il y a l’angoisse de la stérilité, la peur de ne pas faire d’enfant, puisque seuls les enfants garantissent son appartenance à la famille et sa reconnaissance. Alors, pour en avoir, et grâce à la complicité de la tante, elle rencontrera dans le noir des hommes fertiles dont elle aura deux enfants. C’est le moment où ça bouge beaucoup plus dedans que dehors, car la nouvelle provoque la secousse attendue qui rend au corps du gisant ses capacités de comprendre, de comprendre qu’il n’est tout simplement qu’une chair stérile, qu’il n’a aucun pouvoir de donner la vie. Alors il entreprend, dans un coma éveillé, avec la lenteur d’un corps engourdi, d’étrangler son épouse pour anéantir ce souffle de vie qui s’est joué de lui. La sortie de son sommeil profond vient comme une invitation à toute cette société endormie depuis longtemps, figé dans un dogme d’un autre temps, d’en sortir aussi, non pas pour tuer, mais pour suivre la femme. Celle qui n’a d’autre alternative que de poignarder cet homme qui n’est que le rouage froid d’un système qui banalise le mal fait à toutes les femmes. Cet homme est victime alors d’une vérité qui réveille et qui tue, celle de la liberté des femmes à choisir par elles-mêmes ; celle qui nous rappelle qu’un homme libre, c’est celui que personne ne sert.
La pierre a éclaté, mais c’est surtout la parole retrouvée qui agit comme une déferlante, car si la femme parle à son mari dans le coma, elle se parle surtout à elle-même, enfin libre de penser et de le faire savoir, ce qui donne au film une lumière incandescente qui m’a rechargé. J’ai eu même l’impression que le personnage s’effaçait pour laisser la place à la protestation d’une comédienne, splendide, porte parole des femmes de tous les pays, déclamé du bout des lèvres, avec rage et une certaine volupté. Une parole soutenue par la montée en couleur de l’enclos qui atteint le sommet du rouge aux lèvres surgissant comme un feu qui couvait, mais aussi comme une blessure à jamais ouverte pour se souvenir. C’est l’accent coloré de l’émancipation aux lèvres, du rouge aux bords de la parole.
J’ai vécu avec elle, j’ai respiré le souffle de sa confession, j’ai senti le parfum de sa détermination, même lorsque j’ai pensé que sa volonté de ramener le mari à la vie était peut-être pour se protéger des autres et ne pas devenir une simple proie.
Certains disent qu’il y a des longueurs, que le rouge aux lèvres s’étend un peu trop, que le livre écrit par le réalisateur lui-même est plus dense, plus sombre. Peut-être ? Chacun a ses raisons. Mais ce film, tragique et émouvant, diffuse la lumineuse pensée d’une personne-personnage aux portes de la grâce qui me confond. C’est vrai, en parlant, elle fait défiler sa vraie vie, celle vécue sous le voile, enfin dévoilée, qu’elle a intensément vécue. Et cette vie révélée m’a progressivement rappelé la mienne, celle qui s’agite en moi, pleine de questions non réglées. C’est une forme d’invitation à faire le vide en moi pour écouter et regarder autrement les autres, ne pas les juger, mais tenter de les comprendre.
Guy Chapouillié
28 juin 2013
Séances
Vous pouvez réserver votre place au tarif unique de 7,20€ en cliquant sur le lien de la séance.